L’Interview de Martine Combemale, Présidente-Fondatrice de RHSF
Publié le 28 Juin 2021
Un récent rapport de l’Organisation internationale du travail (OIT) et de l’Unicef, l’agence onusienne en charge du bien-être des enfants, estime à 160 millions le nombre d’enfants forcés de travailler au début 2020. Soit 8,4 millions de plus en quatre ans ! Le travail des enfants ne peut pas, ne doit pas être une fatalité. L’année 2021 porte en elle de nombreux leviers et facteurs pour que nous agissions tous ensemble afin de prévenir ces abus : consacrée par l’ONU Année internationale de l’élimination du travail des enfants, elle est aussi une année exceptionnelle en raison de l’engagement de la France pour accéder au statut de « pays pionnier » dans la lutte contre le travail des enfants et le travail forcé. Les actions menées par RHSF ont connu cette année des temps forts, grâce aux partenariats conclus avec l’Institut national de la consommation, le Ministère de l’Europe et des Affaires étrangères (MEAE), et avec l’OIT. Alors que vient de se tenir l’Assemblée générale de RHSF, revenons sur ces actions avec Martine Combemale, sa fondatrice et présidente.
Ce mois de juin 2021 a représenté une avancée marquante pour la cause que porte RHSF. Que signifie l’engagement de la France comme « pays pionnier » ?
La France prend ici un engagement fort. Devenir « pays pionnier » impose une cohérence et une coordination de toutes les initiatives, de tous les engagements, des différents ministères, des entreprises, des ONG, des partenaires sociaux… autour du travail forcé et du travail des enfants. La France devra établir un plan d’actions national avec toutes les parties-prenantes. Ce plan devra inclure des délais et des budgets. C’est vraiment du concret ! C’est un travail exigeant qui sera suivi de près par l’Alliance 8.7. RHSF a participé tout du long au processus de préparation en partageant ses travaux avec la présidente de l’Alliance 8.7 et le MEAE. Et elle est invitée à partager son expérience dans deux groupes de travail. Pour rappel, l’Alliance 8.7 est un partenariat mondial réunissant des Etats, organisations internationales, entreprises et membres de la société civile sous l’égide de l’ONU afin de parvenir à un double objectif. A savoir : éradiquer le travail des enfants d’ici 2025 et le travail forcé d’ici 2030, et ainsi atteindre la cible 8.7 des objectifs de développement durable de l’ONU. La France en a pris la Présidence en juin 2019, une première étape encourageante qui porte ses fruits aujourd’hui.
ONG de terrain, comment avez-vous pu continuer à agir pendant cette période inédite de pandémie ?
Contre toute attente, cette année s’est avérée être une source très riche en leviers de changement. Cette situation inédite nous a amenés à une réflexion sur les possibilités de travailler sur des solutions pérennes, sans aller sur le terrain. De nombreuses opportunités s’offraient à nous, notamment le fait que la France présidait l’Alliance 8.7 et souhaitait s’engager à être “pays pionnier”. Nous avons donc décidé de renforcer nos collaborations existantes pour faire avancer la cause en profondeur, avec une sensibilisation au plus haut niveau politique. Tout d’abord, sur la base de notre partenariat avec le ministère de l’Europe et des Affaires étrangères signé en juin 2020, nous avons entamé une collaboration plus étroite avec les postes diplomatiques de la France à l’étranger. Après avoir proposé une série de formations à l’attention de leur personnel, nous avons réfléchi à des projets communs. Leur soutien pour entrer en relation avec les gouvernements locaux seront déterminants pour la réussite de nos expérimentations ainsi que pour la mise en œuvre d’actions de prévention concrètes et efficaces sur le terrain. En parallèle, grâce au député Dominique Potier, nous avons pu introduire la prévention du travail des enfants et du travail forcé dans un amendement de la loi de programmation relative au développement solidaire et à la lutte contre les inégalités mondiales. Cet amendement a été voté à l’unanimité à l’Assemblée nationale. Il s’agit d’une loi d’une importance capitale, car elle définit clairement le travail forcé et le travail des enfants comme des sujets prioritaires, et atteste que la France s’engage à les combattre via ses projets de développement et ses financements. Lorsque la France s’est engagée officiellement à devenir “pays pionnier”, nous avons écrit avec Dominique Potier, à l’origine de la loi sur le “devoir de vigilance”, une tribune pour demander que cette avancée permette d’évaluer concrètement cette loi et son impact sur le travail des enfants. En effet, il est nécessaire d’identifier laportée des mesures de vigilance prises pour lutter contre le travail des enfants, de comprendre les blocages et de permettre l’accompagnement de tous les acteurs concernés.
Le cœur de l’expertise de RHSF se situe dans le partenariat avec les entreprises pour un partage d’expériences sur le travail forcé et le travail des enfants. Où en est ce travail de co-construction de solutions pérennes ?
Le rôle de RHSF est avant tout de tester des solutions avec les entreprises et tous les acteurs impliqués dans la prévention du travail indécent pour en diffuser les enseignements au plus grand nombre. Notre principal atout est bien sûr notre Lab 8.7. Le Lab 8.7 est un incubateur de solutions de prévention du travail des enfants et du travail forcé, qui met autour de la table les représentants du MEAE et des entreprises engagées pour trouver des solutions pérennes.
Au cours des derniers mois nous avons défini, avec nos partenaires, les orientations des expérimentations du Lab 8.7. Cela nous a permis, entre autres, d’effectuer un travail préparatoire minutieux pour les projets qui débuteront en 2021. RHSF a également sollicité un financement sur trois ans (décembre 2021 à novembre 2024) auprès de l’Agence française de développement (AFD) pour deux expérimentations fixées par le Lab 8.7, l’une dans l’industrie en Malaisie, l’autre dans l’agriculture au Costa Rica. La réponse de l’AFD sera connue au mois de juillet. Par ailleurs, nous avons développé et partagé un cadre de référence RHSF qui permettra à chaque partie prenante des chaînes d’approvisionnement d’agir pas à pas pour prévenir les risques. Bâti sur la base de cadres de référence existants, de la loi sur le devoir de vigilance, de l’expérience de terrain de RHSF et des questions opérationnelles des entreprises du Lab 8.7, ce cadre de référence RHSF est à la disposition de toutes les parties prenantes. Nous y partageons ce que nous faisons et nous demandons aux différentes parties prenantes d’apporter leur point de vue, dans un esprit de co-construction. Il est une sorte d’« open source » pour le bien commun. Nous œuvrons maintenant pour que les dirigeants des grandes entreprises soient « pionniers » en s’engageant sur la base de ce document, pour mettre en œuvre une politique sincère et cohérente de prévention du travail forcé et du travail des enfants.
Outre ce travail au plus haut niveau politique en France, vous avez déployé des actions à l’international avec l’Organisation internationale du Travail (OIT)…
Nous collaborons avec l’OIT depuis de nombreuses années. En 2020, notre partenariat a été officialisé par des travaux communs. RHSF et l’OIT ont ainsi rédigé un rapport livrant, d’une part une analyse qualitative des politiques de prévention du risque de travail des enfants par les entreprises, d’autre part une synthèse des défis auxquels elles font face, ainsi que des préconisations. Cette étude est en réalité le point de départ du cadre de référence dont nous venons de parler. La seconde action qui nous lie à l’OIT est un concours de dessins international. Il s’agit ici de transformer le crayon en une arme contre le travail forcé et le travail des enfants. Nous avons reçu plus de 400 dessins réalisés par des dessinateurs originaires de plus de 60 pays. Les résultats du concours seront connus au cours de l’été, à la suite d’un vote du public sur les réseaux sociaux. L’exposition issue du concours sera ouverte à tous : employeurs, salariés, consommateurs… Le travail avec l’OIT est passionnant parce qu’il suppose deux visions complémentaires. Les membres de l’OIT, tripartites (gouvernements, entreprises et syndicats), cadrent le propos. Ils ont les mots justes, car ils sont chargés d’écrire les lois internationales. Nous, nous travaillons sur le terrain, avec les entreprises : nous apportons donc une vision pratique et concrète des enjeux.
RHSF est plus que jamais engagée à sensibiliser le grand public. Le « Mouvement RHSF » initié en 2020 compte maintenant plus de 200 membres, comment peuvent-ils agir ?
Je tenais tout d’abord à les remercier pour leur engagement à nos côtés. Chacun à son niveau peut apporter sa pierre à l’édifice. Plus nous serons nombreux, plus nous réussirons à faire bouger les lignes et élaborer des solutions solides et pérennes, c’est-à-dire qui résistent aux crises, comme celle du Covid 19 à laquelle on ne s’attendait pas. Le travail forcé et le travail des enfants peut être tout près, à côté de chez nous.
La réalité est complexe : la première chose à faire est donc de comprendre la problématique, sans manichéisme. Nos membres – mais aussi tous les consommateurs et citoyens – peuvent s’informer sur notre site internet, sur lequel nous proposons de nombreux outils pour comprendre le travail forcé et le travail des enfants. Chacun d’entre eux peut aussi suivre les différentes actions que nous menons, relayer nos missions et nos réalisations sur les réseaux sociaux. Le second point que j’aimerais souligner est celui de la difficulté de combattre le travail forcé et le travail des enfants, parce que les situations sont ancrées dans nos chaînes de production, invisibles pour les consommateurs et inextricables pour les travailleurs. Rejoindre le « Mouvement RHSF », c’est faire partie des gens qui se lèvent, qui décident de ne pas s’appuyer sur la misère des autres pour leur consommation quotidienne. Notre ambition, avec vous, est que chaque enfant puisse rêver à l’avenir et pour que chacun puisse travailler dignement ici et là-bas, à l’autre bout du monde.