Davuluri Venkateswarlu : le combat de toute une vie
Publié le 10 Déc 2020
Depuis plus de deux décennies, Dr Davuluri Venkateswarlu, secrétaire général d’ECHO et directeur de Glocal Research and Consultancy Services, travaille sur des problèmes socio-économiques profondément enracinés comme le travail des enfants et les salaires minimums dans l’industrie des semences. Il a permis à l’industrie semencière de prendre des mesures concrètes pour renforcer sa chaîne d’approvisionnement en semences en termes de normes de travail décent. Davuluri est membre du comité consultatif du Conseil d’Administration de RHSF. Nous sommes très heureux de vous proposer cette belle interview :
Quelle est la situation concernant le travail des enfants en Inde aujourd’hui ?
La situation s’est indéniablement améliorée dans le domaine que j’étudie : l’agriculture et en particulier le secteur des semences. Entre 2015 et 2019, des études ont montré que le taux de travail des enfants était passé de 16 % à 10 % dans l’ensemble de l’industrie. Ce résultat doit néanmoins être nuancé, car le phénomène varie d’une culture à l’autre et dépend principalement des actions de prévention proactives des entreprises. Lorsque des mesures sont mises en œuvre pour remédier à ce problème, le taux peut tomber à 5 % ! C’est extrêmement encourageant, même s’il reste encore beaucoup à faire.
Dans l’industrie des semences hybrides par exemple, les enfants sont toujours préférés aux adultes en raison de l’activité elle-même. L’émasculation et la pollinisation se font manuellement et nécessitent de la précision, de la délicatesse, et les enfants peuvent le faire beaucoup plus vite que les adultes grâce à la taille de leurs doigts.
Est-ce que la pauvreté est la principale cause de cette situation ?
La pauvreté est bien sûr une des principales causes de cette situation, mais il serait faux de considérer qu’elle est la seule. Au début des années 1970, la production de semences hybrides a été lancée en Inde. Les enfants étaient fréquemment embauchés pour leur agilité mais ce mouvement est toutefois resté limité. Dans les années 1990, l’Inde a ouvert son marché aux multinationales qui se sont rapidement installées pour bénéficier de la disponibilité et du faible coût de la main-d’œuvre, ainsi que d’un sol et d’un climat optimaux. C’est alors que le travail des enfants est devenu endémique. Le contexte financier des familles a évidemment joué un rôle clé. Mais l’augmentation de la demande et la pression pour minimiser les coûts de production sont également des facteurs essentiels : les enfants coûtent moins chers et sont plus productifs que les adultes. En 1995, les enfants ont continué à abandonner l’école pour aller travailler dans l’industrie des semences.
Non seulement la pauvreté n’est qu’une cause parmi d’autres, mais elle est souvent utilisée comme justification. Prétendre que des familles entières dépendent du travail des enfants est à la fois faux et malhonnête. En plus, si les enfants continuent à travailler, ils ne pourront pas aller à l’école et ne pourront donc pas s’émanciper de la pauvreté. C’est un cercle vicieux.
Le travail des enfants n’est pas la conséquence de la pauvreté, mais d’un ensemble d’enjeux sociétaux très complexe. Nous avons, par exemple, observé au cours de nos recherches qu’il était mêlé à un autre problème, celui du salaire minimum. Aujourd’hui, tout le monde s’accorde sur la nécessité de mettre fin au travail des enfants. La question du salaire minimum doit recevoir la même attention. Il existe toujours un écart de 40 % entre le salaire minimum légal et les salaires réels. Cette situation est incroyable. Les entreprises et les États doivent montrer leur engagement et prendre des mesures concrètes sur le terrain, à tous les niveaux de la chaîne d’approvisionnement. Cela profiterait certainement à tout le monde, à commencer par les enfants.
Davuluri, vous avez une compréhension très approfondie de la question, comment avez-vous réussi à établir une percée dans la manière de traiter le travail des enfants ?
Je connaissais la situation avant de commencer mes recherches car j’ai travaillé quand j’étais enfant. Ma famille possédait une petite propriété et j’étais ouvrier agricole pour mes parents et pour une ferme voisine. Pourtant, j’ai très vite été déterminé à m’en sortir : j’ai finalement réussi à surmonter tous les défis pour obtenir une maîtrise en sciences politiques en 1984, puis un doctorat quelques années plus tard.
Mon engagement vient d’une collaboration avec ma professeure, qui était activiste et spécialiste du travail des enfants en Inde. Elle m’a demandé d’aller sur le terrain pour étudier ce qui se passait et rendre compte de mes conclusions. J’ai commencé par me concentrer sur les agriculteurs, les enfants et les populations, et je me suis ensuite penché sur les liens entre ces parties-prenantes. En d’autres termes, j’ai examiné toutes les dimensions du problème et j’ai montré la chaîne des impacts sur le terrain.
J’ai vite compris que la question du travail des enfants était liée aux questions de prix. En réalité, il y avait un énorme écart entre les salaires et les prix. En 1999, j’ai décidé d’écrire un petit livre monographique – appelé « Seeds of bondage » – en langues locales pour aider les militants. Ma professeure a décidé de le faire traduire en anglais en 2000. Cette nouvelle édition a eu un large écho et a attiré l’attention des médias anglais, à tel point que les entreprises internationales et les militants occidentaux ont commencé à s’intéresser à la question. Et, bientôt, les investisseurs ont commencé à faire pression sur les multinationales pour qu’elles surveillent, elles aussi, le travail des enfants. Je ne m’attendais sûrement pas à ce que mon rapport ait un impact international.
Comment avez-vous transformé la sensibilisation en actions concrètes ?
La publication de mon livre « Seeds of bondage » en 2000 a déclenché une alerte internationale qui a permis de mettre en œuvre l’engagement contre le travail des enfants. J’ai rencontré Martine Combemale en 2004 alors qu’elle effectuait des audits dans des exploitations agricoles et nous avons publié un rapport ensemble. Il nous est alors apparu clairement que la question du travail des enfants faisait partie d’un problème plus vaste. Cette collaboration multipartite était pour nous la seule façon de progresser. En 2005, le CCP – Child Care Project – a été créé afin de parvenir à un accord entre les entreprises, les ONG et les chercheurs. Lors du premier forum, ils ont commencé à dialoguer et ont mis en œuvre un plan d’action.
Un autre forum a eu lieu en 2015 pour aborder les questions qui avaient été laissées de côté en 2005, telles que la nécessité de garantir un salaire minimum aux travailleurs. Rebaptisé pour refléter les nouveaux objectifs, ECHO* est désormais composé de 16 entreprises, quatre ONG et deux activistes. Depuis 2015, des rapports réguliers ont été publiés.
Finalement, je pense que Martine et moi sommes tout à fait d’accord pour dire que la lutte contre le travail des enfants se résume en trois mots : refuser, comprendre, agir, et que des améliorations durables ne peuvent être trouvées que par le dialogue et la coopération.
Quelle incroyable parcours, Davuluri ! Pourriez-vous nous parler de votre enfance ?
Je suis né dans le sud de l’Inde. Je suis le plus jeune d’une famille de 11 enfants. Seuls mon frère et moi avons eu la chance d’aller à l’école. Je partageais mon temps entre l’école et mon travail à la ferme. Quand j’avais 11 ans, ma famille a été confrontée à des problèmes financiers et j’ai été obligé d’arrêter l’école. Je travaillais dans l’industrie des graines de coton et je m’occupais du bétail le reste du temps.
J’ai finalement dit à mes parents que je voulais retourner à l’école. Ma mère a accepté, mais mon père a refusé. Je me suis enfui en signe de protestation mais je suis revenu trois jours plus tard, pour avoir à manger. Ma fugue a inquiété mes parents et ils m’ont permis de recommencer à étudier. En fait, ils ont même vendu le bétail pour que je puisse poursuivre ma scolarité. Après avoir manqué un semestre, j’étais pourtant parmi les trois premiers de la classe. Mon professeur était convaincu que j’avais des capacités et m’a motivé pour continuer à aller de l’avant. On m’a accordé une bourse à la fois pour les classes secondaires et l’université.
Davuluri, quel est votre avis sur la manière dont l’éradication du travail des enfants pourrait affecter une famille et la société entière ?
Je pense que cela aurait un impact à plusieurs niveaux. Cela serait tout d’abord synonyme de meilleures conditions de travail pour l’ensemble de la société. Si les enfants ne travaillent pas, il y aura une pénurie de main-d’œuvre et les adultes pourront négocier leurs salaires. Deuxièmement, cela transformerait le cercle vicieux de la pauvreté en un cercle vertueux de l’émancipation en permettant aux enfants de suivre une éducation. Les parents sont toujours extrêmement fiers lorsque leurs enfants vont à l’école et c’est essentiel pour le bien-être des enfants. Quand je travaillais dans les champs, mes vêtements étaient en très mauvais état, mais quand j’ai commencé à aller à l’école, mes parents ont acheté de nouveaux vêtements. Les parents n’hésitent pas à faire des sacrifices si cela peut aider leurs enfants à avoir un meilleur avenir. L’article 21A de la Constitution indienne garantit une éducation gratuite et obligatoire jusqu’à l’âge de 14 ans. Ce droit fondamental doit devenir une réalité. Lorsque l’éducation sera une priorité, elle deviendra peu à peu une norme.
*ECHO: Enabling Children and Human Rights with Seed Organizations